Baboochka

Publié le par Marie-Laetitia

Une bien belle vieille dame, cheveux tout blancs, se précipite au ralenti sur le quai. Sa démarche n'a plus guère la grâce d'antan ; elle emprunte à présent à l'extrême retenue de ces grands oiseaux échassiers que l'on voit parfois déambuler dans les étangs déserts entre brumes et jour naissant ; promeneurs aux aguets soulevant au-dessus de l'eau en des gestes emprunts d'une rigoureuse lenteur une patte frêle, à demi-repliée, prolongée de doigts immenses aux phalanges innombrablement plissées, leur progression glissée qui ne dérange pas même les larves patineuses de surface évoque quelque mécanisme dissimulé à chenilles, qui conjugue immobilité des éléments au sol et mouvement de ceux qui le quittent, illusion d'optique créée par la fusion de deux référentiels. Pareillement, elle avance les jambes sans bouger le tronc et sa tête semblant retenue par des fils propres accompagne la progression sans paraître rattachée au corps, l'oeil aimanté au panneau indicateur des arrêts et horaires. Retenant un ahanement que se permettent souvent ces vieilles gens qu'elle abhorre, elle se hisse à grand' peine à bord du train qui ne partira que dans vingt minutes ; elle quitte sa veste de lainage, échange ses lunettes pour voir de loin qu'elle glisse dans son grand sac de plage contre une paire plus légère, s'assied dans le sens de la marche à une place lui permettant de garder un oeil sur toute la voiture, et ouvre avec gourmandise son livre en cours. Elle s'absorbe si pleinement dans sa lecture que lorsque je toque à sa fenêtre pour l'avertir de l'arrivée d'un train de même destination de l'autre côté du quai, et qui partira le premier, elle ne comprend d'abord pas d'où lui parvient ce signal ; puis elle soulève la tête et m'apercevant, très floue, qui gesticule de l'autre côté de la vitre, elle baisse ses lunettes, sourcils arqués dans une mimique interrogative. De l'index de ma main qui ne sert pas de marque-page à mon livre en cours, je lui désigne, en face, le train qui lui fera gagner quinze bonnes minutes. Elle replie ses affaires en toute hâte, à sa manière à elle ; la descente des trois marches immenses du wagon semble aussi laborieuse que la montée ; je tourne les talons pour ne pas l'embarrasser quoique la contemplation de ces mouvements si justement adaptés à sa carcasse douloureuse me fascine, et me dirige, moi aussi, vers le bon train. "C'est très gentil vous savez, ça fait du bien" elle ajoute le front plissé "parce que parfois, vous savez, je désespère ...". Elle a une voix chaude, une bonne voix, teintée d'un léger roulement des r qui me la révèle slave, émigrée, fatiguée mais non lasse, prête à tout pardonner pour un sourire rendu. Voyez, tout n'est pas foutu Madame.

Publié dans Les gens

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