Pour Irène

Publié le par Hemipresente

Pour Irène

Je n'ai pas grandi dans une maison ; toute mon enfance, j'ai vécu dans des appartements, coquets ; j'avais ma propre chambre mais je n'ai goûté aux joies et angoisses de la maison individuelle que sur le tard. C'est un mode de vie à part entière, la vie d'appartement : lorsque mon petit frère apprenait à marcher, la voisine du dessous entendait ses petits pas pressés dans ses chaussons trop lents et ses chutes et le bruit de la tête qui porte et le déferlement des pleurs, boum, aïe, boooouh ; on se croisait dans l'ascenseur, on se saluait, on se dépannait d'un œuf, de quelques grammes de farine, « chuuut il est tard baisse ta musique pense aux voisins ». De mes huit ans jusqu'à l'âge de quitter le nid j'ai habité dans un grand appartement au cinquième et dernier étage d'un immeuble petit bourgeois bâti enroulé en L autour d'un parc, vaste balcon arboré, aire de jeux … Nos voisins de palier étaient un très vieux couple à l'allure impeccable, cent soixante ans à eux deux ; elle, avait dû être très belle ; coquette, rire pointu ; lui, long et chapeauté, parcourait les quais de Seine d'un pas martial, mains jointes dans le dos comme un patineur descendu, écharpe au vent. Il arrivait souvent, les fins de dimanches pluvieux, qu'il massacrât la marche turque sur son piano inaccordable, et nous guettions le passage difficile où, toujours, s'écrasaient ses doigts sans jamais le franchir... J'aimais le piano, même le sien. J'avais fini par gagner le droit d'en avoir un à moi et de prendre des cours. Je m'entraînais quotidiennement, timidement pour le déchiffrage des nouveaux morceaux, puis prenant la mesure des difficultés, mettant du cœur à l'ouvrage et mes deux mains sur le clavier, de plus en plus fort, à toute volée. Mozart, Rachmaninoff, Beethoven, quel bonheur ! A mesure que je progressais, que je prenais mes aises, son piano à lui se faisait entendre plus rarement. Il avait confessé à mon père qu'il aimait m'écouter, qu'il aimait tant, et qu'il n'osait plus jouer. Un jour, il est mort. Sa veuve et moi nous croisions de temps à autre dans l'ascenseur dont je lui tenais la porte pour la laisser passer, lente créature précautionneuse, menue et frêle ; « pourquoi ne jouez-vous plus ? » elle portait encore le deuil, mais cette génération le portait indéfiniment. Depuis que son époux était mort je ne pouvais plus jouer sans penser à lui et de savoir qu'il n'y avait plus cette oreille bienveillante de l'autre côté du mur me vrillait de silence plus efficacement qu'un coup tambouriné pour me faire taire. C'est revenu, petit à petit. En pensant à lui, beaucoup, puis un peu, puis de temps en temps. Monsieur Dumas.

J'ai perdu un œil bienveillant sur ma plume, il y a peu, pas n'importe quel œil, un œil ami, un œil bon. Je ne sais pas bien ce qu'est la mort, je n'ai jamais vraiment su, je n'ai jamais vraiment compris, j'attendais qu'il se passe ?? mais rien ne se passait ... Tout ce que je sais c'est qu'il faut recommencer à jouer du piano.

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